j’ai dû calmement expliquer la différence entre Vladimir Poutine et des frites

Le plat qui est au centre du concept de restaurants que j’ai fondé en 2017 porte le nom d’un dictateur sanguinaire et détesté du monde entier.

Tous les mercredis après-midi, la direction de La Maison de la Poutine se réunit pour passer en revue les sujets liés à la boîte et à son développement. Le 2 mars 2021, sur l’ordre du jour, en tout premier, je lis

« Vladimir Poutine = Poutine ?! »

Paloma, la directrice des opérations du groupe et Erwan, co-fondateur et directeur du pôle restauration, nous expliquent que depuis le début de la guerre en Ukraine, nos restaurants reçoivent des appels anonymes et que des passants tapent à la porte pour demander si « on va changer de nom » ou si « Vladimir Poutine se cache ici ». Les équipes sont inquiètes et les coups de fil — jusqu’à 5 par heure s’il vous plaît — les empêchent de travailler correctement. L’un de ces appels « menaçait » même de nous bombarder.

Revenons en 2017, alors qu’on bosse sur la première version de la plateforme de marque, on prend une décision simple et ferme : ne jamais évoquer la malheureuse ressemblance entre le nom de notre plat et celui du dictateur russe. Pas de blagues, pas de référence. Silence. C’était une évidence.

Un choix que certains de nos confrères n’ont pas fait. « Frite Alors ! » a nommé une de ses poutines « La Vladimir », « La Poutinerie » à Paris affiche un portrait du président russe en train de chier, qu’ils surnomment « Tonton Vlad’ » et à Toulouse, une dark-itchen s’appelle « La Poutine de Vladimir ». 🙃 (liste non exhaustive)

Sans que j’arrive à comprendre pourquoi, Vladimir Poutine est aux yeux de certains, une sorte de mascotte bizarre. Il amuse, est un sujet de détournement, le site Topito en a même fait une spécialité. Chacun ses petits délires.

Une dark kitchen toulousaine
Extrait de l’Instagram de « La Poutinerie » à Paris
Le menu de « Frite Alors », une friterie belge à Quebec et Lyon
Un des détournements de Topito

Bref, pendant que tout ce petit monde s’amuse à faire des blagues très marrantes, moi, on me demande de réagir face à une situation tout à fait inédite : mes restaurants portent le nom du mec le plus détesté du moment. Mon premier instinct : ne rien faire du tout et laisser couler. Communiquer sur la question c’était reconnaitre qu’on avait « quelque chose à nous reprocher », or, pour une fois, je n’avais rien fait. Mais dans le bureau, sur le WhatsApp familial ou à la maison, personne n’était de mon avis. Il fallait visiblement faire quelque chose, ne serait-ce que pour montrer à nos équipes de terrain qu’on en avait pas rien à foutre des dizaines d’appels quotidiens.

Alors j’ai ouvert Notes et j’ai écrit ça :

Qui est devenu ça (merci Darja) :

On a imprimé le communiqué et on l’a placardé sur la porte des restaurants et sur notre camion de livraison. Et puis, on l’a posté sur Twitter et Instagram. Et en quelques heures, ce petit communiqué a fait le tour du monde. D’abord, tous les Pure Players ont fait un article, puis les magazines plus traditionnels et enfin la presse étrangère. Nous sommes passés sur France Inter, avons eu un thread sur Reddit. En tout, il y a eu plus de 100 articles pour parler de cette histoire. Plus de 6000 RT sur Twitter et des centaines de partages en stories sur Instagram. Lunaire. Nous avons reçu des dizaines de demandes d’interview, et avons dû en ignorer certaines, faute de temps et d’envie (contexte : c’était le WE). Je me suis d’ailleurs fait engueuler au téléphone par une journaliste du Parisien parce que « J’essaye de vous joindre depuis 3 heures. Paloma, votre attachée de presse ne fait pas son travail, c’est Le Parisien quand même, monsieur ». (un jour je vous expliquerai comment plus une personne est détestable, plus elle manque de respect à Paloma).

Pourquoi cette histoire a-t-elle fait le tour du monde ? Je pense que c’est parce qu’elle est plutôt drôle, vue de l’extérieur. Au milieu d’une actualité dramatique autour de la guerre, notre petite situation est totalement anecdotique et finalement assez rigolote : « Des gens confondent Vladimir Poutine avec la Poutine et insultent un restaurant ». Quel titre… Toujours sur un ton grave, les journalistes se sont offert une petite tranche de fraîcheur, au milieu des menaces de guerre nucléaire, des bombardements et de la détresse des réfugiés.

Recevons-nous encore des appels ? Oui, mais de moins en moins. Effet communiqué ou épuisement de la blague… on ne saura pas.

A-t-on fait cela pour faire le buzz ? Et bien non, contrairement à ce que semble suggérer notre confrère Poutine Bros dans Ouest France. Nous n’aurions jamais axé une action de communication sur un sujet aussi sinistre, car nous avons un soupçon de race. La semaine du communiqué, nous avions prévu de parler de notre victoire à la Poutine Week 2022. La Boréale, notre poutine végétarienne ayant reçu le prix de la meilleure poutine du monde, hors Québec. 🥳

A-t-on noté une différence de fréquentation dans les restaurants avec cette soudaine attention ? La situation a déclenché un élan de sympathie indéniable à notre égard, mais aucune variation notable n’a été constatée.

Reste à voir, sur le long terme, s’il sera encore supportable d’utiliser le mot poutine. Si un plat s’était appelé Hitler en 1930, on l’aurait renommé en 1945.


J’espère que cette petite tranche de ma vie d’entrepreneur vous a plu. C’est aussi l’occasion d’annoncer mon retour en temps que blogueur ! Je partagerai ici avec vous ce genre d’histoire et d’autres choses. Ça m’avait un peu manqué de vous raconter des trucs. Les anciens, faites coucou dans les commentaires (les nouveaux aussi d’ailleurs).